J'étudie les derniers vers du poète

Incarcéré à la prison de Saint-Lazare1, André Chénier, qui se sait condamné à être guillotiné, composa, à la façon des poètes anciens, des « ïambes », à savoir des poèmes faisant alterner un vers long avec un vers court et ayant une certaine visée satirique. Le poète y exprime particulièrement son angoisse en représentant son attente de la mise à mort qu’il sait imminente mais dont il ignore quand elle surviendra. Il se décrit aussi concrètement en train d’écrire et imagine son geste brutalement suspendu. Voici quatre extraits de ces ïambes.

Ïambes

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre2
Anime la fin d’un beau jour,
Au pied de l’échafaud j’essaye encor ma lyre.
Peut-être est-ce bientôt mon tour ;
5 Peut-être avant que l’heure en cercle promenée
Ait posé sur l’émail brillant,
Dans les soixante pas où sa route est bornée,
Son pied sonore et vigilant,
Le sommeil du tombeau pressera ma paupière !
10 Avant que de ses deux moitiés
Ce vers que je commence ait atteint la dernière,
Peut-être en ces murs effrayés
Le messager de mort, noir recruteur des ombres3,
Escorté d’infâmes soldats,
15 Remplira de mon nom ces longs corridors sombres.
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Quand au mouton bêlant la sombre boucherie
Ouvre ses cavernes de mort4,
Pâtre5, chiens et moutons, toute la bergerie
Ne s’informe plus de son sort.
20 Les enfants qui suivaient ses ébats6 dans la plaine,
Les vierges aux belles couleurs
Qui le baisaient7 en foule, et sur sa blanche laine
Entrelaçaient rubans et fleurs,
Sans plus penser à lui, le mangent s’il est tendre.
25 Dans cet abîme enseveli,
J’ai le même destin. Je m’y devais attendre.
Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire8,
Mille autres moutons, comme moi
30 Pendus aux crocs sanglants du charnier9 populaire,
Seront servis au peuple-roi.
Que pouvaient mes amis10 ? Oui, de leur main chérie
Un mot, à travers les barreaux,
Eût versé quelque baume11 en mon âme flétrie ;
35 De l’or peut-être à mes bourreaux…
Mais tout est précipice. Ils ont eu droit de vivre.
Vivez, amis ; vivez contents.
En dépit de Bavus12, soyez lents à me suivre13 ;
Peut-être en de plus heureux temps
40 J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,
Détourné mes regards distraits ;
A mon tour aujourd’hui mon malheur importune.
Vivez, amis ; vivez en paix.

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Que promet l’avenir ? Quelle franchise auguste14,
45 De mâle constance et d’honneur15
Quels exemples sacrés, doux à l’âme du juste,
Pour lui quelle ombre de bonheur,
Quelle Thémis16 terrible aux têtes criminelles,
Quels pleurs d’une noble pitié,
50 Des antiques bienfaits quels souvenirs fidèles,
Quels beaux échanges d’amitié
Font digne de regrets l’habitacle des hommes ?
La Peur blême et louche17 est leur dieu.
Le désespoir !… le fer. Ah ! lâches que nous sommes,
55 Tous, oui, tous. Adieu, terre, adieu.
Vienne, vienne la mort ! Que la mort me délivre !
Ainsi donc mon cœur abattu
Cède au poids de ses maux ? Non, non, puissé-je vivre !
Ma vie importe à la vertu ;
60 Car l’honnête homme enfin, victime de l’outrage,
Dans les cachots, près du cercueil,
Relève plus altiers18 son front et son langage,
Brillants d’un généreux orgueil.
S’il est écrit aux cieux que jamais une épée
65 N’étincellera dans mes mains,
Dans l’encre et l’amertume une autre arme trempée
Peut encor servir les humains.
Justice, vérité, si ma bouche sincère,
Si mes pensers les plus secrets
70 Ne froncèrent jamais votre sourcil sévère,
Et si les infâmes progrès,
Si la risée atroce ou (plus atroce injure !)
L’encens de hideux scélérats
Ont pénétré vos cœurs d’une longue blessure19,
75 Sauvez-moi20 ; conservez un bras
Qui lance votre foudre, un amant qui vous venge.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange21
Ces bourreaux barbouilleurs de lois,
80 Ces tyrans effrontés de la France asservie,
Égorgée !… Ô mon cher trésor,
Ô ma plume ! Fiel22, bile23, horreur, dieux de ma vie !
Par vous seuls je respire encor.
…………………………..

Quoi ! nul ne restera pour attendrir l’histoire
85 Sur tant de justes massacrés ;
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire ;
Pour que des brigands abhorrés24
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ;
Pour descendre jusqu’aux enfers
90 Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers ;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice.
95 Toi, Vertu, pleure si je meurs.

1. Saint-Lazare : léproserie (un lieu où les lépreux étaient isolés) située hors de Paris sur la route de Saint-Denis créée au XIIe s., cédée au XVIIe s. à la congrégation religieuse de saint Vincent de Paul (les lazaristes), qui devient un lieu d'enfermement de jeunes nobles dont les parents souhaitaient faire cesser le comportement inconvenant (dettes, débauche...) à l'image du chevalier des Grieux dans Manon Lescaut de l'Abbé Prévost (1753). En 1792, la Révolution disperse les lazaristes et Saint-Lazare devient une prison dès 1794 (le Marquis de Sade y fut incarcéré par exemple). Après la Révolution elle deviendra une prison pour femmes jusque 1955.
André Chénier est considéré comme un « suspect » car il a participé, auprès de Malesherbes, à l'élaboration de la défense du roi Louis XVI arrêté sa fuite à Varennes le 20 juin 1791. Le 21 janvier 1793, Louis XVI accusé de « conspiration contre la liberté de la Nation » est guillotiné. De plus, Chénier a composé un poème à la gloire de Charlotte Corday, guillotinée pour avoir tué Marat en juillet 1793, a rédigé des articles en faveur d'une monarchie parlementaire, et a été victime d'un interrogatoire arbitraire à l'occasion d'une arrestation qui visait un de ses proches, le Marquis de Pastoret. L'insistance de son père à tenter de faire sortir Chénier de prison a sans doute également contribué à précipiter sa mort. Deux jours après sa mort, Robespierre fut arrêté et guillotiné le lendemain, ce qui mit fin à la Terreur. La Terreur désigne une période de la Révolution française qui s'étend du 5 septembre 1793 au 28 juillet 1794 au cours de laquelle, dans un contexte de guerre entre la France et les monarchies européennes, les républicains radicaux (les Montagnards) et les plus modérés (les Girondins) se déchirent. Face à ces multiples crises, un tribunal révolutionnaire est institué pour juger de manière expéditive les supposés opposants.
2. Zéphyre : la graphie retenue est une rime pour l’œil ; le zéphyr est un vent agréable venu de l’ouest.
3. Le messager de mort, noir recruteur des ombres : Fonctionnaire chargé d'annoncer le nom des condamnés à mort.
4. Cavernes de mort : abattoir. Voici la phrase dans une syntaxe plus courante : « Quand la sombre boucherie ouvre ses cavernes de mort au mouton bêlant ».
5. Pâtre : berger, pasteur, celui qui garde les troupeaux.
6. Ébats : jeux, divertissements.
7. Le baisaient : l'embrassaient.
8. Repaire : refuge, ici la prison dans le cas de Chénier.
9. Charnier : lieu de conservation de la viande.
10. « Que pouvaient mes amis ? » : Chénier regrette ici l'absence de consolation de ses amis.
11. Baume : pommade réparatrice.
12. Bavus : nom propre à consonance latine sans doute inventé par Chénier pour désigner Fouquier-Tinville, accusateur public du Tribunal révolutionnaire.
13. « Soyez lents à me suivre » : Préservez votre liberté.
14. Auguste : qui impose le respect par son caractère sacré.
15. « Quelle franchise auguste, De mâle constance et d’honneur » : Quelle franchise rendue respectable par l’honneur et la fidélité...
16. Thémis : déesse de la justice.
17. Louche : pâle, sans couleur.
18. Altiers : fiers.
19. « Si la risée atroce ou (plus atroce injure !)/L’encens de hideux scélérats/Ont pénétré vos cœurs d’une longue blessure » : si la moquerie et la calomnie ont sali la justice et la vérité. Scélérats : traîtres, criminels (du latin scelus : le crime).
20. Sauvez-moi : les destinataires sont « justice » et « vérité » apostrophées au vers 68.
21. Fange : boue.
22. Fiel : bile.
23. Bile : colère mêlée d'inquiétude.
24. Abhorrés : détestés.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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